CHAPITRE DIX
Ils s’étaient tous retrouvés à la gare ferroviaire. C’était, pour Ramsès, un moment d’angoisse totale, mais il ne savait plus que dire pour la persuader. Quand il la regardait dans les yeux, il n’y voyait pas de la froideur, mais une blessure profonde qui ne se refermait pas.
Alex avait écouté un peu malgré lui les semi vérités qu’on lui avait révélées. Une femme que Ramsey avait connue ; folle ; dangereuse. Puis il s’était isolé, il en avait déjà trop entendu.
Ce jeune homme et cette jeune femme paraissaient avoir vieilli. Une ombre grise était passée sur le visage de Julie et le regard d’Alex reflétait quelque chose de maussade.
« Ils ne me retiendront pas plus de quelques jours, dit Elliott à son fils. J’arriverai peut-être une semaine après vous. Prends bien soin de Julie. Si tu prends soin d’elle…
— Je sais, père, ce sera la meilleure chose pour moi. »
Glacé, le sourire jadis si chaleureux.
Le chef de gare cria un ordre. Le train était sur le point de quitter la gare. Ramsès ne voulait pas le voir partir, il ne voulait pas entendre le bruit des roues. Il aurait voulu fuir, mais il savait qu’il resterait là jusqu’au bout.
« Tu ne changeras pas d’avis », dit-il à voix basse.
Le regard de la jeune femme se perdait dans le lointain.
« Je t’aimerai toujours », murmura-t-elle. Il dut se pencher pour l’entendre. « Jusqu’à mon dernier souffle, je t’aimerai. Non, je ne changerai pas d’avis. »
Alex lui serra la main avec vivacité. « Au revoir, Ramsey. J’espère vous revoir en Angleterre. »
Le rituel était pratiquement achevé. Il se retourna pour embrasser Julie, mais elle se trouvait déjà en haut du marchepied de métal. Un bref instant, leurs regards se croisèrent.
Il n’y avait là ni reproche ni condamnation. Elle ne pouvait faire autrement. Elle le lui avait déjà expliqué à de nombreuses reprises.
Le convoi s’ébranla, les fenêtres défilèrent lentement. Elle plaqua la main sur la vitre et le regarda encore une fois, et il essaya d’interpréter ce regard. Y avait-il du regret ?
Il entendit la voix de Cléopâtre, lointaine, misérable. À mes derniers instants, je t’ai appelé.
Le comte de Rutherford l’entraîna vers la sortie, où attendaient les voitures automobiles avec leurs chauffeurs en livrée.
« Où irez-vous maintenant ? » lui demanda le comte.
Ramsès voyait le train disparaître au loin. « Cela a-t-il de l’importance ? » répondit-il machinalement. Et puis, comme s’il s’éveillait après avoir été envoûté, il remarqua l’expression d’Elliott, presque aussi surprenante que celle de Julie. Là non plus, il n’y avait pas de reproche, rien que de la tristesse. « Qu’avez-vous tiré de tout cela ? lui demanda-t-il avec une certaine brusquerie.
— Cela me prendra du temps pour le savoir, Ramsès. Du temps dont je ne bénéficierai peut-être pas. »
Ramsès secoua la tête. « Après tout ce que vous avez vu, dit-il en baissant la voix afin qu’Elliott fût seul à l’entendre, réclameriez-vous encore l’élixir ? Ou le refuseriez-vous comme l’a fait Julie ? »
Le train n’était plus qu’un point à l’horizon. Le silence régnait dans la gare vide.
« Cela a-t-il encore de l’importance ? » demanda Elliott. Et, pour la première fois, Ramsès sentit dans la voix du vieux comte de l’amertume et du ressentiment.
Il prit la main d’Elliott. « Nous nous reverrons, dit-il. Je dois m’en aller à présent, sinon je serai en retard.
— Mais où allez-vous ? » s’enquit Elliott.
Ramsès ne lui répondit pas. Il s’éloigna et ne se retourna brièvement que pour lui adresser un petit signe de la main. Elliott hocha la tête et se dirigea vers sa voiture.
Elliott ouvrit les yeux. Le soleil pénétrait par les lames de bois des volets, le ventilateur tournait lentement.
Il prit sa montre de gousset qu’il avait posée sur la table de nuit. Trois heures passées. Le bateau avait appareillé. Il en éprouva un soulagement intense.
Walter ouvrit la porte.
« Est-ce que ces imbéciles du bureau du gouverneur ont encore appelé ? lui demanda-t-il.
— Oui, monsieur, par deux fois. Je leur ai dit que vous vous reposiez et que je n’avais nullement l’intention de vous réveiller.
— Vous êtes un brave homme, Walter. Qu’ils aillent au diable !
— Monsieur Samir est également passé.
— Samir ?
— Il a apporté un flacon de la part de M. Ramsey. Il se trouve ici, monsieur. Il m’a précisé que vous saviez de quoi il s’agissait. »
Elliott tourna la tête vers la table. Il y vit une petite bouteille plate, de celles qu’on utilise pour la vodka ou le whisky. Elle était remplie d’un liquide laiteux aux reflets irisés.
« Je ne sais pas ce que c’est, monsieur, dit Walter, mais si c’est une de ces spécialités égyptiennes, je ferais attention, à votre place. »
Elliott ne put s’empêcher de rire. Un petit mot accompagnait la bouteille. Elliott attendit que Walter fût sorti pour s’emparer du message.
Il était rédigé en majuscules ressemblant à des caractères romains.
LORD RUTHERFORD. LA DÉCISION VOUS REVIENT.
PUISSENT VOTRE SAGESSE ET VOTRE PHILOSOPHIE VOUS AIDER.
PUISSIEZ-VOUS CHOISIR LE DROIT CHEMIN.
Il ne réussissait pas à y croire. Longuement, il regarda le message et la petite bouteille plate.
Elle était allongée sur sa couchette. Quand elle ouvrit les yeux, elle se rendit compte que c’était sa propre voix qui l’avait réveillée. Elle avait appelé Ramsès. Elle se leva sans se hâter et passa une robe d’intérieur. Est-ce que cela avait de l’importance si quelqu’un la voyait vêtue ainsi sur le pont du bateau ? Mais n’était-ce pas l’heure du dîner ? Il lui fallait s’habiller. Alex avait besoin d’elle. Elle fouilla dans sa garde-robe. Depuis combien de temps avaient-ils pris la mer ?
Elle arriva dans la salle à manger. Il se trouvait déjà à table, mais ne se leva pas pour l’accueillir. Il se mit tout de suite à parler.
« Je ne comprends rien à toute cette histoire. C’est vrai. Elle ne m’a absolument pas donné l’impression d’être folle. »
L’écouter lui était pénible, mais elle s’y contraignit.
« C’est vrai, il y avait en elle quelque chose de sombre, de la tristesse peut-être, poursuivit-il. Mais je sais seulement que je l’aimais. Et qu’elle m’aimait. Me croyez-vous ?
— Oui.
— Elle m’a dit les choses les plus étranges. Elle n’avait pas l’intention de m’aimer, mais cela s’était pourtant produit, malgré elle. Est-ce que vous l’avez vraiment regardée ? Est-ce que vous avez vu à quel point elle était belle ?
— Alex, cela ne sert à rien de vous répéter cela. Vous ne la ferez pas revenir.
— Je savais que je la perdrais. Je l’ai su dès le tout premier instant. Elle était d’ailleurs, comprenez-vous ?
— Oui…»
Il regardait droit devant lui, comme s’il observait les autres convives et écoutait leurs propos civilisés. Les passagers étaient presque exclusivement britanniques.
« Il est possible d’oublier ! s’exclama-t-elle. C’est toujours possible, je le sais !
— Oublier, oui, dit-il avec un sourire forcé. C’est ce que nous ferons. Vous oublierez Ramsey et moi, je l’oublierai. Nous accomplirons les gestes du quotidien comme si nous n’avions jamais aimé, vous et moi. »
Julie fut profondément choquée par ses propos.
« Les gestes du quotidien, fit-elle. Quelle terrible expression ! »
Il ne l’avait même pas entendue. Il avait pris sa fourchette et s’était mis à manger, ou plutôt à piquer des bouchées de nourriture. À accomplir les gestes de la manducation.
Tremblante, elle ne pouvait détacher les yeux de sa propre assiette.
Il faisait sombre. Une lumière bleutée franchissait les volets de bois. Walter était venu lui demander s’il désirait dîner. Il lui avait répondu que non. Il ne voulait qu’une chose, être seul.
Il ne portait que sa robe de chambre et ses pantoufles. Il contemplait le flacon qui luisait doucement dans la pénombre. Le mot de Ramsès était posé à côté.
Il résolut finalement de s’habiller. Sa veste de laine grise n’était pas vraiment appropriée au climat du Caire, mais elle le protégerait de la fraîcheur de la nuit. Il glissa le flacon plat dans sa poche intérieure.
Puis il sortit. Sa jambe lui fit mal peu après qu’il eut quitté le Shepheard’s, mais il poursuivit son chemin, s’arrêtant parfois pour reprendre son souffle ou changer sa canne de côté.
Au bout d’une heure, il atteignit la vieille ville. Il déambulait sans but dans les rues. Il ne cherchait pas la maison de Malenka. Non, il se contentait de marcher. Vers minuit, son pied gauche l’élança vivement, mais cela n’avait que peu d’importance.
Partout où il allait, il regardait : les objets, les murs, les portes et les visages des gens. Il s’arrêtait devant les cabarets et écoutait leur musique dissonante. Parfois, il entrevoyait les contorsions lascives d’une danseuse du ventre. Un joueur de flûte retint plus particulièrement son attention.
Quand il était fatigué, il s’arrêtait et s’asseyait sur un banc, somnolant parfois. La nuit était paisible, les dangers de Londres y étaient inconnus.
À deux heures, il marchait toujours. Il avait arpenté toute la cité médiévale et s’en revenait vers les quartiers modernes.
Julie se tenait près du bastingage et serrait nerveusement les pointes de son foulard. Elle avait vaguement conscience du froid qui lui paralysait les mains, mais elle s’en moquait bien.
Elle n’était pas sur le pont du bateau, mais dans sa maison de Londres. Elle se trouvait au beau milieu du jardin d’hiver. Ramsès était là, lui aussi, et des bandelettes de lin recouvraient son visage. Il leva la main et les arracha. Ses yeux bleus pleins d’amour se posèrent sur elle.
« Non, il ne faut pas », murmura-t-elle. Mais à qui parlait-elle ? Il n’y avait personne. Tous les passagers dormaient, ces Britanniques bien élevés qui rentraient au pays, si heureux d’avoir pu contempler les pyramides et les temples. Détruis l’élixir…
Le mugissement du vent et le bruit des moteurs se perdaient dans la brume.
Elle entendit sa voix qui lui disait : « Je t’aime, Julie Stratford. » Elle s’entendit lui répondre : « Je regrette d’avoir posé les yeux sur toi. Tu aurais dû laisser Henry accomplir sa sale besogne ! »
Elle sourit. Avait-elle déjà eu aussi froid ? Elle ne portait qu’une chemise de nuit légère. Cela n’avait rien d’étonnant. Elle devrait être morte. Comme son père. Henry avait versé le poison dans sa tasse. Elle ferma les yeux et offrit son visage au vent.
« Je t’aime, Julie Stratford », dit-il à nouveau. Cette fois-ci, elle s’entendit répondre cette phrase toute faite, mais si belle : « Jusqu’à mon dernier souffle, je t’aimerai. »
Cela ne servait à rien de rentrer au bercail. Plus rien ne servait à rien. Les gestes du quotidien. L’aventure était terminée. Le cauchemar avait pris fin. C’était maintenant le monde réel qui lui paraîtrait cauchemardesque.
Sous la tente, avec lui, pour lui faire l’amour, enfin. Dans le temple sous les étoiles.
Elle ne dirait jamais à des enfants pourquoi elle ne s’était pas mariée. Elle ne raconterait à aucun jeune homme son voyage en Égypte. Elle ne serait jamais cette femme qui porterait toute sa vie un terrible secret.
Les eaux sombres l’attendaient. En quelques instants, elle serait emportée loin, très loin du navire, sans la moindre chance de salut. Cela lui parut d’une inexprimable beauté. Il lui suffisait d’enjamber le bastingage, ce qu’elle faisait à présent, et de s’envoler dans le vent.
Elle tendit les bras et s’élança. Plus rien ne pouvait la sauver. Déjà elle tombait. Elle voulut prononcer le nom de son père, mais ce fut celui de Ramsès qui lui vint à l’esprit.
Deux bras robustes l’enserrèrent. Elle se trouva suspendue au-dessus de la mer.
« Non, Julie. » C’était Ramsès qui la suppliait. Ramsès qui la portait au-dessus des flots. Ramsès qui la reposait sur le pont.
« Non, Julie, répéta-t-il. La mort ne doit pas prendre le pas sur la vie. »
Elle éclata en sanglots. Grelottante de froid, les joues inondées de larmes, elle enfouît le visage au creux de sa poitrine.
Inlassablement, elle répéta son nom. Elle sentait ses bras la protéger du vent mauvais.
Le Caire s’éveillait avec le soleil. Le bazar ressuscitait, les toiles rayées des tentes se tendaient au-dessus des portes tandis que retentissaient les cris des chameaux et des ânes.
Elliott était épuisé. Il lui faudrait bientôt dormir ; pourtant il continuait de marcher. Lentement, il passa devant les échoppes des marchands de tapis et d’articles en cuivre, les petites boutiques où l’on vendait des djellabas et de fausses antiquités, des momies royales authentiques pour quelques pence seulement.
Des momies… Elles étaient disposées le long des murs blanchis à la chaux, enveloppées dans leurs bandelettes souillées. On distinguait toutefois les traits de leurs visages.
Il fit halte. Toutes les pensées qui l’avaient agité au cours de la nuit s’étaient envolées. Les images de ceux qu’il aimait si tendrement finissaient par s’effacer. Il était entré dans le bazar et s’était arrêté pour regarder des corps alignés contre un mur.
Les paroles de Malenka sonnèrent à ses oreilles.
« Avec mon Anglais, ils font un grand pharaon. Mon bel Anglais. Ils le mettent dans le bitume, ils font une momie pour les touristes… Mon bel Anglais, ils l’enveloppent de lin, ils font de lui un roi. »
Il se rapprocha, irrésistiblement attiré par ce qu’il voyait, bien que ce fût terriblement repoussant. Il sentit la nausée monter en lui quand il découvrit la première momie, la plus grande, la plus mince aussi. Un nouveau haut-le-cœur l’ébranla quand le marchand l’aborda.
« Tu veux faire une affaire ? lui dit le marchand. Celle-là, elle n’est pas comme les autres. Tu vois ? Regarde la finesse de ce visage, c’était un grand roi. Regarde, je te dis. »
En silence, Elliott lui obéit. Les bandelettes étaient épaisses, serrées, jaunies. Elles avaient toute l’apparence de l’ancien, de l’authentique. L’odeur qu’elles dégageaient était celle de la terre, du bitume. Mais ce nez, ce front large, cette bouche plissée, ces yeux enfoncés dans leurs orbites. Cela ne faisait pas le moindre doute, c’était bien le visage de Henry Stratford qui se présentait à lui !
Le soleil levant pénétrait par le hublot et franchissait les voiles blancs du petit lit de cuivre.
Ils étaient assis, l’un contre l’autre, réchauffés par l’amour qu’ils avaient fait, par le vin qu’ils avaient bu.
Elle le regarda vider le flacon dans un gobelet. Des lueurs infimes dansaient dans cet étrange liquide.
Elle prit le gobelet avant de le regarder au fond des yeux. Elle connut un instant de peur, puis il lui sembla soudain qu’elle ne se trouvait pas dans cette cabine de bateau. Elle était à nouveau sur le pont, perdue dans la brume, et elle avait froid. La mer l’attendait. Elle frissonna et perçut l’ombre de la peur ternir le regard de son compagnon.
Un homme, ce n’est rien qu’un homme, se dit-elle. Il ne sait pas plus que moi ce qui va advenir de nous ! Elle sourit.
Et elle but le contenu du gobelet.
« Le corps d’un roi, c’est vrai, disait le marchand en se penchant vers lui d’un air entendu. Je te le donne pour rien ! Toi, tu es mon ami. Ça ne te coûtera pas cher…»
Henry plongé dans le bitume ! Henry enveloppé à tout jamais dans des bandelettes ! Henry qu’il avait caressé dans sa petite chambre parisienne, il y avait une éternité de cela.
Le marchand ne cessait de parler, mais Elliott ne l’entendait plus. Il s’éloigna lentement de la petite boutique.
Le soleil, grand disque incandescent, resplendissait sur le bazar. Elliott leva les yeux vers l’astre et s’appuya sur sa canne d’une main ferme. Il plongea son autre main dans la poche intérieure de sa veste et s’empara du flacon qu’il y avait rangé. Il lâcha sa canne et dévissa le bouchon avant de boire jusqu’à la dernière goutte le liquide opalescent.
Pétrifié par les frissons qui le parcouraient, il lâcha le petit flacon. Des vagues de chaleur le balayaient. Sa jambe malade revenait à la vie. Le poids qui lui opprimait la poitrine s’allégeait. Il s’étira avec la langueur d’un grand fauve, les yeux toujours rivés sur le disque d’or.
Il s’en alla dans les ruelles du bazar, sans se préoccuper des cris du marchand qui le rappelait pour lui rendre sa canne.
Il était midi et le soleil était à son zénith quand il quitta Le Caire par la petite route qui mène vers l’est. Il ne savait pas exactement où il allait et cela lui importait peu. Le monde était plein de monuments, de merveilles et de cités qui s’offriraient à sa contemplation. Il allait d’un pas rapide, et le désert ne lui avait jamais paru aussi beau.
Ils se tenaient sur le pont et le chaud soleil enveloppait leurs corps enlacés. Elle sentit ses lèvres se poser sur les siennes et, soudain, ils s’embrassèrent comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant.
Il la prit dans ses bras et la ramena à la petite chambre avant de la déposer sur le lit. Les voiles retombèrent autour d’eux comme pour tamiser la lumière.
« Tu es à moi, Julie Stratford, murmura-t-il. Tu es ma reine à jamais. Et je suis à toi. Je serai toujours à toi. »
Elle lui sourit, d’un air un peu triste. Elle voulait ne jamais oublier cet instant, elle voulait se rappeler toujours le regard de ses yeux bleus.
Puis lentement, fébrilement aussi, ils se mirent à faire l’amour.